Robba
 



République à la française ou autonomie à la corse ?



Après approbation d'un texte commun par le ministre de l'Intérieur et une très large majorité de l'Assemblée de Corse, il est probable qu'un projet de loi constitutionnelle portant statut particulier de la Corse soit bientôt déposé devant le Parlement. Sampiero Sanguinetti revient ici sur certaines implications et limites du texte déjà adopté, ainsi que sur les difficultés de sa validation par les parlementaires.



Bordalo à Lozzi, invité par Popularte. Photo Barbara Picci
Bordalo à Lozzi, invité par Popularte. Photo Barbara Picci

L’assemblée de Corse a adopté en mars 2024 la version du projet d’autonomie pour la Corse qu’elle entend proposer au gouvernement et au Parlement français. Cette adoption a été votée à une très large majorité. Trois évènements ont marqué ce vote.
Premièrement les représentants insulaires d’une droite républicaine française traditionnellement opposée à toute forme d’autonomie pour les régions métropolitaines en ont cette fois accepté le principe. Mais, deuxièmement, cette droite s’est divisée sur l’idée d’attribuer à la future assemblée la possibilité de légiférer dans certains domaines. Une petite partie de cette droite a donc rejoint les autonomistes dans leur demande d’accéder à ce pouvoir. Troisièmement, le parti Nazione représenté par Josépha Giacometti s’est globalement désolidarisé de l’ensemble de cette démarche en la considérant inutile ou malvenue.

Le texte ainsi approuvé sera à présent soumis à l’appréciation du Parlement français. Le Sénat et l’Assemblée nationale doivent donc débattre de cette question et voter un texte identique. Après quoi le résultat de ces votes devrait être soumis au Congrès, c’est-à-dire la réunion des deux assemblées parlementaires à Versailles, qui doit approuver la réforme à la majorité renforcée des trois cinquièmes pour lui donner force de loi.
Cinq des six députés et sénateurs insulaires qui siègent au parlement vont donc tout faire, durant les semaines et les mois qui viennent, pour convaincre leurs collègues, au Sénat et à l’Assemblée nationale, d’accéder au choix qu’ils ont fait. Leur tâche est extrêmement compliquée car à priori une majorité des parlementaires français est historiquement opposée à ce qu’une région métropolitaine accède à l’autonomie. Pour bien comprendre comment nous en sommes arrivés là, où nous en sommes, et où cela peut nous conduire, il faut reprendre le fil des évènements.
 


Une évolution provoquée par les évènements

Le 28 septembre 2023, le Président de la République prononçait un discours devant l’Assemblée de Corse à Ajaccio. La présence d’Emmanuel Macron sur cette tribune était un évènement. Quelques années plus tôt, en février 2018, il avait soigneusement évité cette forme de reconnaissance à l’égard d’une collectivité infestée de nationalistes corses et composée d’élus qu’il qualifiait avec condescendance de « locaux ».
Il avait alors préféré une salle de spectacle à Bastia pour venir affirmer le choix qu’il faisait de mettre toute sa confiance non pas d’abord dans les élus de la Corse, mais dans le corps étatique des préfets. Des élus de la Corse, au demeurant, qui furent ostensiblement fouillés avant de pouvoir entrer dans la salle. Une manière de montrer combien on ne leur faisait pas confiance.

Entre ces deux dates, 2018 et 2023, Yvan Colonna fut assassiné sous les yeux de ses geôliers dans la prison d’Arles. Trop habitués aux coups tordus, une bonne partie des habitants de l’île ne crut pas beaucoup aux explications alambiquées qu’on leur servait.
La rue du même coup s’était embrasée. Et pour éteindre l’incendie, le ministre de l’Intérieur était venu parler aux Corses, suggérant que ce qui était inconcevable jusque-là deviendrait tout d’un coup envisageable. 

Une fois de plus, les dérapages de l’État conduisaient ce même État à devoir ainsi « manger son chapeau » comme on dit vulgairement. Après l’idée, dans les années 60, de créer en Corse un centre d’essais nucléaires, après l’engrenage des évènements d’Aleria dans les années 1970, après les agissements des officines barbouzardes avec le point d’orgue des évènements de Bastelica-Fesch dans les années 1980, après l’incendie de la paillote « chez Francis  » sous les ordres du préfet Bonnet à la fin des années 1990, la mort en prison d’Yvan Colonna est venue s’inscrire dans la longue liste des « Affaires d’État » qui brouillent les messages gouvernementaux et ébranlent toujours un peu plus la confiance des citoyens à l’égard de certaines autorités.
Derrière l’autoproclamation d’une République héritière des Lumières et à « nulle autre pareille », derrière la glorification du « pays des droits de l’homme », semblent constamment ramper, dans l’ombre, le risque des abus de pouvoir et le danger de la raison d’État. La conviction pavlovienne d’une évidente supériorité, d’une inégalable grandeur de la république à la française, permet d’occulter à bon compte la mémoire et les traces du régime de la Terreur, du « sang impur qui abreuve nos sillons », et de l’État Français à Vichy…

Les dirigeants de ce pays doivent donc régulièrement ajuster le tir pour tenter de dissimuler les éventuelles poussières d’indignité sous le tapis d’une réforme, d’une concession, d’une médaille ou d’une flatterie. Évolutions conçues non pas comme des gains nécessaires et logiques, mais comme ces « changements » évoqués par le neveu du Prince de Salina, dans Il Gattopardo de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, et destinés justement à ce que rien ne change.
Dans le cas présent, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est donc venu lâcher les mots d’une « autonomie » tout d’un coup acceptable, et le Président de la République est venu en confirmer l’idée et en définir les limites. Car cela, bien évidemment, ne pouvait pas aller jusqu’à renier les fondamentaux du système français. L’autonomie sera donc « à la corse » ce qui ne veut rien dire de précis, et le peuple français étant indivisible, ce peuple accorderait à « la communauté insulaire » le privilège de cette autonomie identitaire puisque « à la corse ».
 


La mise en cause des fondamentaux de la république ?

Il ne faudrait pourtant pas, ici, croire (à la manière du Gattopardo) que cela ne changerait vraiment rien. L’édifice constitutionnel et législatif qui permet de tenir ensemble la France est extrêmement rigide. Comme tout ce qui est rigide, tout ce qui manque de souplesse, cet édifice est supposé fragile. Il s’appuie, nous dit Régis Debray, sur la raison, et « la raison étant sa référence suprême, l’État en République est unitaire et par nature centralisé ».
Lorsque Régis Debray parle ainsi de la République, il parle d’une « république qui n’a pas en Europe de véritable équivalent ». Différence que Fernand Braudel explique de la manière suivante : « Il y a, dans l’identité de la France, ce besoin de concentration, de centralisation, contre lequel il est dangereux d’agir ».

Ce que demanderaient les Corses en conséquence, et qu’Emmanuel Macron s’apprêterait à concéder, ce serait dans l’esprit des gardiens de l’orthodoxie, le renoncement dans un même mouvement à la raison et à l’identité. Cela conduirait à passer de la République à la française à la Démocratie à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire si nous lisons bien les textes de Régis Debray, de l’universalisme au localisme et au communautarisme.
Il faut bien comprendre qu’il y a dans la conception en vigueur de la France une forme de sacralité. Une sacralité quasiment religieuse et à laquelle les « croyants » ne veulent pas qu’on touche au risque de provoquer l’effondrement apocalyptique de tout l’édifice.
Les concessions que ces « croyants » s’apprêteraient à faire leur paraissent donc colossales. Les uns, en faction sur l’Aventin, défendront le sanctuaire coûte que coûte. Les autres, en charge du gouvernement, ne s’aventurent sur ce chemin que sous la pression des évènements et à contrecœur.

 


Peuple ou communauté ?

Il faut donc s’arrêter un instant sur les mots. « L’autonomie à la corse », tant que la Corse est française et métropolitaine, ne serait rien d’autre qu’une « autonomie à la française ».
Étant donné qu’il n’existe pas de région métropolitaine autonome, il s’agit d’un concept qui n’existe pas encore. Il est totalement à inventer. Cela laisse des marges de manœuvres diront les uns ; cela restreint ces marges à leur plus simple expression diront les autres.

Quant au « peuple corse » invoqué depuis des décennies par les nationalistes, le Conseil constitutionnel en a depuis bien longtemps réfuté l’existence. Nous dirons, pour s’éviter un débat sur le sexe des anges, que le Conseil constitutionnel n’a pas réfuté dans l’absolu l’existence éventuelle de ce peuple corse, mais qu’il a réfuté la possibilité d’en faire état dans le cadre des institutions françaises.
Cette position est dangereuse car elle ne laisse d’échappatoire qu’à la solution la plus radicale, à savoir la séparation. Le président de la République a donc fait la concession d’une « communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle ».

L’idée de « communauté » peut être entendu de plusieurs manières. Il existe certes un sens clivant de la communauté, qu’on dit alors « communautariste ». Mais il existe aussi un sens incluant de ce mot, lorsqu’on parle de la communauté nationale, de la communauté européenne ou de la communauté internationale.
Ce mot, contrairement à ce que disent certains, existait bien dans la Constitution de la Ve République, dans le titre XII du texte de 1958. Il s’était agi, en son temps, de la « communauté des États » appartenant auparavant à l’Empire colonial français, qui avaient sans doute vocation à devenir indépendants et le sont devenus.

L’idée de communauté évoquée par Emmanuel Macron n’a, bien sûr, rien à voir avec cette référence. La communauté évoquée dans la Constitution était censée parler du lien qu’on voulait tenter de maintenir entre l’État français et ses partenaires de l’ex-Empire.
La communauté insulaire dont parle le Président de la République aujourd’hui ne décrit pas la recherche d’un lien mais souligne au contraire l’existence d’une distinction de la Corse par rapport à l’ensemble national. Cette évocation d’une « communauté » renverrait donc à priori à l’idée stigmatisante d’un communautarisme c’est-à-dire à l’antithèse du fameux universalisme qui caractériserait l’esprit des lois en France. Un communautarisme essentiellement clivant. C’est ce communautarisme qu’on qualifie depuis quelques temps de « séparatiste » en montrant du doigt les islamistes dont le but, nous disait Emmanuel Macron aux Mureaux en 2020, serait « de prendre le contrôle de notre société ».
Les opposants à toute idée d’autonomie auront donc beau jeu de s’appuyer sur l’évocation de cette forme de « séparatisme » pour dire que la reconnaissance d’une forme de communautarisme inscrite dans la constitution est dès lors impossible et serait même anticonstitutionnelle.

En qualifiant, pourtant, la « communauté » corse « d’insulaire, historique, linguistique et culturelle », Emmanuel Macron en réalité a pris un risque. 
Le communautarisme fait référence à des attributs qui, au sein d’un même peuple, conduirait des individus à exiger un traitement particulier. Si l’on reconnaît à ces individus non pas des attributs, des croyances, des goûts, mais un positionnement géographique (l’insularité), une histoire, une langue et une culture, on ne parle plus de « communautarisme ». La communauté dont on parle s’assimile alors à la définition d’un peuple.

Et puisque nous parlons d’histoire et de culture, le mot de communauté a souvent été employé en Corse à travers l’histoire pour définir noblement ce qui appartient à tous, les « communs » et « la terre du commun ». Il nous arrive aujourd’hui, à juste titre, de déplorer l’individualisme dominant qui tendrait à éliminer chez les citoyens le sens du commun et donc de l’intérêt général.
Or dans notre quête d’une restauration de ce sens du commun nous nous demandons où placer les références nécessaires à l’adhésion de nos contemporains. Le Président de la République nous répond lui-même : « dans l’insularité, dans l’histoire, dans la langue et dans la culture ». Nous y ajouterons sans doute la terre, l’eau, l’air, les forêts et les fleuves… Et nous voyons bien que pris sous cet angle la communauté incluante est une manière de définir un peuple.
 


Rompre ou évoluer

Admettre ces mots, donc, les inscrire dans la loi et dans la mémoire, c’est gravir un échelon. Pour les uns, en Corse, qui veulent franchir les marches non pas échelon après échelon, mais quatre à quatre, ils ne sauraient se contenter d’une aussi médiocre évolution en partie fondée sur des subtilités langagières. Pour les autres, à Paris, qui se veulent gardiens du temple, la sacralité des dogmes ne peut s’accommoder d’aucune souillure, d’aucune exception, d’aucun échelon.

L’issue du bras de fer ainsi engagé déterminera en partie l’avenir. Je dis « en partie » car les choses étant ce qu’elles sont, il est probable que rien n’arrêtera le désir d’émancipation de la « communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle » ou d’une partie d’entre elle.
Ce genre de désir est quasiment inextinguible. Soit il se heurtera à la résistance acharnée et désespérée des gardiens du temple républicain français, et nous assisterions en Corse à un nouveau et périlleux durcissement du débat. Soit la communauté nationale française acceptera l’idée d’évoluer, de faire évoluer sa conception des choses, et le mouvement qui consiste à gravir un à un les échelons en direction d’une république apaisée en Europe (et moins donneuse de leçons) aura quelques chances de franchir une nouvelle étape. La chance notamment de réconcilier la République avec la réalité des choses, réconcilier le peuple et les peuples avec l’idée d’une communauté nationale.


 

Samedi 27 Avril 2024
Sampiero Sanguinetti


Dans la même rubrique :
< >

Dimanche 20 Octobre 2024 - 08:37 Du cycle du sel dans les Cyclades – sin’à noi